Depuis 2016, plus de 17,000 personnes sont décédées au Canada d’un empoisonnement lié aux opioïdes. Pour la première fois en plus de quatre décennies, l’espérance de vie à la naissance au Canada a cessé d’augmenter (entre 2016 et 2017) en raison de la crise des surdoses. Ces deux résultats témoignent de l’échec retentissant de nos politiques actuelles en matière de drogues, qui sont restées relativement inchangées depuis leur création au début des années 1900.
Par ailleurs, la pandémie de la COVID-19 a mis au jour la situation particulièrement vulnérable des personnes qui consomment des drogues et a réduit la capacité des gouvernements à fournir une aide vitale en période de crise mondiale. La COVID-19 a perturbé les marchés des drogues illégales, rendant celles-ci plus dangereuses que jamais. La règle de distanciation physique pour prévenir la transmission du coronavirus a augmenté le risque de surdose pour les personnes qui consomment des drogues, car un plus grand nombre d’entre elles consomment seules. En conséquence, les décès par surdose ont augmenté à travers le Canada, en particulier en Ontario et en Colombie-Britannique, où plus de 100 décès par surdose ont été signalés en mars 2020 – un seuil qui n’avait pas été franchi depuis un an.
Crime organisé
L’interdiction d’accès aux drogues encourage la création de marchés illégaux lucratifs et non réglementés, contrôlés par le crime organisé. Ces marchés sont extrêmement lucratifs, ce qui les incite économiquement à se développer et à se diversifier malgré le risque de sanctions pénales. La recherche du profit est plus forte que les effets dissuasifs de la prison; en conséquence, les organisations criminelles en sont venues à jouer un rôle important dans la production, l’importation et la distribution de drogues au Canada.1 Le blanchiment d’argent issu du commerce des drogues demeure un important problème au pays, contribuant à la hausse des prix de l’immobilier, à l’instabilité du logement et au désordre social.
Drogues toxiques
Le marché non réglementé opère sans règles formelles régissant la production et la distribution, ce qui signifie qu’il n’y a aucun contrôle de qualité pour garantir que les substances vendues dans la rue ont la composition qu’elles sont censées avoir; elles sont mélangées à des substances puissantes comme le fentanyl et le carfentanil, qui ont tué plus de 14 000 personnes au Canada depuis 2016.
Un lien entre nos politiques en matière de drogues et la crise des surdoses est illustré par le concept de la « Loi d’airain de la prohibition », qui décrit comment une répression policière accrue entraîne l’apparition de drogues illégales plus puissantes.2 Le risque d’arrestation et de sanctions pénales incite fortement les trafiquants de drogue à faire le commerce de drogues plus fortes, en plus petites quantités, qui peuvent être importées et dissimulées plus facilement.
Criminalisation
La police soutient que l’application de la loi vise à arrêter la production et la vente à haut niveau de substances illégales, mais en réalité des statistiques révèlent que les jeunes et les personnes pauvres et marginalisées (et non les trafiquants de haut niveau) sont les plus vulnérables à l’arrestation.3 En 2016, par exemple, on a recensé au Canada 95 417 arrestations liées aux drogues. De celles-ci, 73 pour cent concernaient la possession de drogues – ce qui démontre qu’une grande partie des ressources policières et juridiques ciblent des infractions de niveau inférieur.4 De plus, les taux généraux de criminalité diminuent depuis 1990, mais les infractions liées aux drogues déclarées par la police ont fortement augmenté en dépit de tendances de consommation de drogues essentiellement inchangées.5
Dans les prisons du Canada, on observe des nombres disproportionnés de personnes de couleur, d’Autochtones et de femmes. Les personnes autochtones représentent 26,4 pour cent de la population des prisons fédérales, alors qu’elles constituent seulement 4,3 pour cent de la population canadienne. Le Bureau de l’enquêteur correctionnel a également affirmé que la surreprésentation des Autochtones en prison est « systémique et liée à la race » et exacerbée par le système de justice pénale et l’historique de colonialisme au Canada.6 Le nombre de détenu-es noir-es a augmenté de près de 90 pour cent entre 2002 et 2013,7 En 2013, 47 pour cent des femmes dans les prisons provinciales de la Colombie-Britannique étaient racisées et la moitié d’entre elles étaient incarcérées pour des infractions liées aux drogues.
Les prix gonflés des drogues sur ce marché illégal incitent des individus à d’autres comportements à risque élevé, comme le travail du sexe et les crimes contre la propriété, ce qui augmente la probabilité d’emprisonnement. Les effets déstabilisants d’un séjour en prison exposent ces personnes à un risque accru d’itinérance, d’isolement social et de pauvreté.
Violence
Puisqu’aucune norme et aucun règlement ne régit le fonctionnement du marché illégal, la violence est souvent l’outil qui sert à résoudre des conflits, à exiger le paiement de dettes et à élargir les parts de marché. Les acteurs de cette économie non réglementée ne peuvent pas résoudre les litiges de manière normale, comme par les tribunaux, puisque l’activité qu’ils exercent est illégale. En dépit de l’idée reçue selon laquelle le renforcement de l’application de la loi sur les drogues réduit la violence, les faits suggèrent fortement que la prohibition des drogues contribue à la violence sur le marché de la drogue et à des taux d’homicide plus élevés.8
Ressources gaspillées
En consacrant des millions de dollars de revenus fiscaux à une réponse de justice pénale qui privilégie l’application des lois sur les drogues, on détourne également des fonds qui pourraient être investis dans des domaines plus importants comme le logement et les soins de santé – des services bénéfiques et que nous utilisons tou-te-s – ou à des programmes plus efficaces s’attaquant aux facteurs sociaux qui alimentent la consommation de substances. Mais, au contraire, l’argent continue d’être affecté à des mesures de justice pénale qui se sont avérées inefficaces pour mettre fin à la consommation de substances et pour prévenir le taux catastrophique de pertes de vies que l’on observe actuellement en Amérique du Nord.
Étouffement de la recherche médicale
Le fait de rendre des substances illégales limite leurs possibles usages et avantages médicaux, de même que la recherche sur leurs utilisations potentiellement bénéfiques, salvatrices et améliorant la vie. Il est beaucoup plus difficile pour les chercheur-es d’obtenir des fonds pour étudier les possibles avantages de santé d’une substance classée comme « interdite ». Cet obstacle décourage également des chercheur-es d’entreprendre de tels travaux, ce qui représente une importante occasion manquée pour l’avancement de la science et de la médecine.
Nous sommes à présent dans une ère décrite comme une « renaissance » de la recherche sur les substances psychédéliques en tant que médicaments. Au début des années 1940, la découverte de puissants effets psychologiques de certains psychédéliques, comme la psilocybine et le LSD, a conduit à un vaste programme très prometteur de recherche financé par le gouvernement sur les utilisations médicales potentielles de ces drogues. Toutefois, des préoccupations liées à l’utilisation non médicale de ces substances dans les années 1960 ont mené à restreindre l’accès et à réduire le financement des études, mettant ainsi fin à ces recherches prometteuses.Au cours des dernières années, le financement privé a entraîné une croissance rapide de la recherche sur la psilocybine pour le traitement de l’anxiété en fin de vie, sur la thérapie à la MDMA pour le traitement du syndrome de stress post-traumatique et sur d’autres utilisations prometteuses, comme l’ayahuasca et l’ibogaïne pour le traitement de la dépendance. Bien qu’il soit souhaitable que ces travaux se déroulent maintenant, le moratoire sur ces recherches a retardé de plusieurs décennies les utilisations bénéfiques de ces médicaments et d’autres. De même, la recherche sur les bienfaits médicaux du cannabis ne fait que commencer, malgré des centaines d’années d’expérience anecdotique suggérant des bienfaits.
(Interactive Graph)
Le paradoxe de la prohibition
Le résultat le plus paradoxal de nos politiques actuelles, censées améliorer la condition humaine en contrôlant des substances, est peut-être qu’elles ont conduit exactement au contraire, en exacerbant les effets néfastes de la consommation de substances. Ces effets néfastes incluent
- L’augmentation de la propagation de maladies infectieuses comme l’infection à VIH et l’hépatite C, en limitant la fourniture de seringues stériles, du traitement par agonistes opioïdes et de matériel stérile pour l’inhalation, y compris en prison
- La stigmatisation et la peur, qui dissuadent des personnes qui consomment des drogues illégales de recourir à des services de prévention et de soins
- L’incitation des personnes qui consomment des substances à dépenser pour l’achat de drogues des sommes d’argent destinées au logement, à l’alimentation et au transport, entraînant de moins bons résultats de santé
- La participation forcée de personnes qui consomment des drogues, et qui sont marginalisées, à des activités illégales (comme le travail du sexe) pour se procurer les substances dont elles sont dépendantes
- La marginalisation accrue des personnes qui consomment des drogues et qui ont de lourds troubles psychologiques, sociaux et de santé
- L’éducation scolaire inefficace des jeunes à propos des substances
- Les préjudices écologiques des herbicides, des déchets chimiques de laboratoire non réglementés et de la consommation d’énergie pour alimenter un marché illégal
- La dépense d’importantes sommes dans des approches d’application de la loi et de justice pénale (qui se sont avérées inefficaces), alors que les ressources pour l’éducation, la santé publique et le développement social sont rares
[1] https://www.rcmp-grc.gc.ca/fr/qc/sensibilisation-aux-drogues-crime-organise
[2] Alchian, Armen Albert (1983). Exchange & Production: Competition, Coordination & Control. Belmont, CA: Wadsworth Pub. Co. ISBN 0-534-01320-1.
[3] More Harm than Good., p. 47
[4] Boyd, Susan. Drug Use, Arrests, Policing, and Imprisonment in Canada and BC, 2015-2016.
[5] Ibid. Il est à noter que les taux de consommation de cannabis ont augmenté depuis 1990, mais demeurent nettement inférieurs à ceux du début des années 1980.
[6] [7] More Harm than Good.
[8] Werb et coll. 2010 (dans More Harm than Good, p. 60).